23 mars 2010

Une fleur pour Leroy K. May


Puisque dans ce monde décadabrouticaltaque saturé d'information on a tendance à trouver ses idées chez ses meilleurs amis, Leroy K. May a eu, justement, l'idée ingénieuse d'exploiter le thème avec lequel je lui casse les oreilles depuis une décennie: le Japon. Nous voici donc sous les cerisiers numériques que Robert n'a pas voulu lire, mais qu'il a bien voulu publier. Pour 4 dollars, ça vaut bien la peine. Pas plus.

16 mars 2010

Détonations















les clous parfois l'hiver éclatent

j'aime le son de ces
détonations
ces instants glacés où le métal cède

c'est mon vrai visage 
dégarni ridé cerné
qui éclate

mon visage et sa peau sous la pression des pensées 
extraites comme des clous du clavier 

fragile étanchéité des voix qui m’habitent
arrachées des lettres sur les frappes
renversées sur l’écran liquide

dans ce moule étincelant
les signes cloués me regardent
courbes lignes espaces noirs ou pas
simagrées insolites
rancoeurs
amours
insipidités
répertoires de cris étouffés par la police
cris Times New Roman
cris Arial
cris Raavi Consolas Cambria
phonèmes dégoutés du quotidien
cardiogrammes de fureurs
réverbères crispés de la pensée
paniques alphabétiques
violences vrillées dans les touches
préludes pour des pattes de mouches

pianissimo

solitude des mots sous mes yeux
espace insondable entre un nom et un adjectif
phénomène abject et infanticide grec
cette ligne ne veut rien dire 
comment s’est-elle faufilée 
par quels canaux 
sa beauté vient du fait qu’elle semble s’être infiltrée malgré moi
par une fissure quelconque du mode de fonctionnement de la pensée 
relisons-la
phénomène abject et infanticide grec

j’aurais pu copier-coller mais j’ai préféré repasser dans les lettres pour sentir la vibration des touches sous mes doigts lorsque j’appuie sur le P le h le é le n le o le m le è le n le e lorsque j’appuie sur l’espace surtout à cause de la
détonation 
si particulière de la plus longue touche de mon clavier
quelle touche sur le piano équivaut au son qui sourd de cette touche-ci
do ré mi fa sol
SOL
je crois que c’est un sol
les détonations
les clous qui explosent
opèrent sans doute le même trajet qu’un Sol 
sur le clavier de ma pensée 

SOL

apprendre à savourer ce son qui éclate en plein hiver 

5 mars 2010

Sur l'autre route

Je te vois tu te déclines, tu te déposes et te sédimentes aux marais féconds des ralentissements bruts. Embué d’aubes télégraphiques, tu diriges tes yeux-torpilles vers l’arc invisible des ponts successifs. Te moquant des vertiges, tu déplies les écorces convergentes d’un horizon à quatre voies, tu bifurques là où les terrains vagues s’écartent et s’altèrent, là où les haltes savonneuses t’épurent des villes perpétuelles. ............... Je te vois, les grands pylônes intermittents s’abreuvent de tes nuées humides et leurs arêtes tracent des nappes flottantes dans la pâleur vive des aubes dissoutes. Te voilà maintenant dans la campagne rageuse, loin des immeubles rampants, des crevasses d’attentes, des lampadaires aveugles de chaux vives, loin du cri étroit des boulevards abstraits, loin des fièvres rotatives et des vertèbres contradictoires. ............... Je te vois, tu dévales la plaine et absorbe les fumées bleues d’un instant d’argile. Tu traverses enfin la façade vitrée des très-grandes-vitesses, là où les reflets verrouillent le sens dans le mystère répété de tes décélérations exponentielles. ...............

1 mars 2010

Marumage - Histoire de fantôme

Je l’imagine discrète, prenant mille précautions pour ne pas attirer l’attention: kimono démodé, sourcils enduits de blanc, coiffure Marumage que l’on retrouve chez les femmes d’âge mûr.
Je l’imagine en train de peindre ses dents avec un pinceau très fin : elle observe son reflet; lentement, elle ouvre la bouche, puis elle applique par touches délicates un résidu de prunelles bleu-noir qu’elle a cueillies dans un cerisier.
Je l’imagine impitoyable envers elle-même. Un tube d’acide sulfurique à portée de main.
Je l’imagine dans les ruelles en zôri par une nuit chargée d’électricité, sa silhouette disparaissant dans l’écart qui sépare une maison d’une autre.   
Je l’imagine avec une lettre froissée sous le kimono. La calligraphie de son amie à peine déchiffrable, les mots gonflés sous l’effet de quelques gouttes d’eau :  «... je t’en prie, viens vite.»
Je l’imagine hésitante, cherchant entre les plans d’ombres le réconfort de la lueur d’une lanterne rouge. 
Je l’imagine fluette, gracieuse, mais soumise à une peur inhabituelle qui provoque peu à peu une tension des doigts autour du manche de son parapluie, qui accentue la courbe de son dos jusqu’à faire passer son menton à l’avant-plan. Le déséquilibre causé par cette physionomie quelque peu altérée inflige alors un effort supplémentaire aux jambes qui, sous la pression du haut du corps, accélèrent. Le rythme des pas fluctue, j’imagine, entre la retenue et l’enjambée, faisant alternativement vaciller et se relever la tête de la jeune femme à la manière d’une grue.  
Je l’imagine répétant à vois basse son mantra: «Je me tiens trop droite. Il faut courber le dos.» 
Je l’imagine nerveuse au moment où elle se fait dépasser par un petit groupe d’hommes ivres. «Encore quelques minutes», se dit-elle en levant les yeux vers le ciel. 
Je l’imagine chercher le ciel dans l’enchevêtrement de fils électriques, son regard attiré par l’éclat du goudron dont ils sont enduits. Transie, elle écoute l’électricité qui cille au-dessus d’elle. Comment se fait-il que ce son soit si sinistre? Et ces fils si luisants au couchant? Au delà, un amoncellement de tresses s’emmêlent encore à l’infini. «C’est obscène, se dit-elle.» 
Je l’imagine grelotter, puis accélérer le pas.
Je l’imagine oublier son rôle, sa cadence, la jeune actrice recouvrant sa prestance naturelle par dégoût.
Je l’imagine imaginer son corps de jeune fille retrouvé le lendemain dans une ruelle, une profonde coupure au poignet et aux chevilles. 
Je l’imagine visualiser le sang dans sa chevelure, masse sombre, luisante et collante. Opacité du rouge qui se dilue dans une flaque d’eau.
Je l’imagine étourdie. Vacillante, elle s’accroupit, tousse, retient une envie de vomir. 
Je l’imagine sensible aux bruits qui parviennent de la bouche des hommes, des voitures, des affiches publicitaires. Elle se relève tout de même. «Ça va aller, se dit-elle. Un dernier effort.»
Je l’imagine désorientée pendant quelques instants. «Où suis-je?» Elle ne se rappelle plus. Elle revient sur ses pas, s’engage dans une ruelle.
Je l’imagine pressentant son agression par un groupe d’hommes en cravate: elle qui pousse un cri; elle qui ne sent plus le sol; elle qui ferme les yeux.
Je l’imagine faisant les manchettes. «Une autre victime de 17 ans a été retrouvée ce matin. À part une incision aux poignets et aux chevilles, la jeune fille n’aurait pas été violentée. Il semblerait que le meurtre soit encore relié à la Nouvelle Compagnie Électrique de Tokyo. Ce n’est plus un secret pour personne: le sang noir des jeunes vierges est un excellent isolant pour les fils électriques. Bien meilleur que le goudron. La précieuse substance serait à l’origine de ce crime industriel.