Je l’imagine discrète, prenant mille précautions pour ne pas attirer l’attention: kimono démodé, sourcils enduits de blanc, coiffure Marumage que l’on retrouve chez les femmes d’âge mûr.
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Je l’imagine en train de peindre ses dents avec un pinceau très fin : elle observe son reflet; lentement, elle ouvre la bouche, puis elle applique par touches délicates un résidu de prunelles bleu-noir qu’elle a cueillies dans un cerisier.
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Je l’imagine impitoyable envers elle-même. Un tube d’acide sulfurique à portée de main.
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Je l’imagine dans les ruelles en zôri par une nuit chargée d’électricité, sa silhouette disparaissant dans l’écart qui sépare une maison d’une autre.
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Je l’imagine avec une lettre froissée sous le kimono. La calligraphie de son amie à peine déchiffrable, les mots gonflés sous l’effet de quelques gouttes d’eau : «... je t’en prie, viens vite.»
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Je l’imagine hésitante, cherchant entre les plans d’ombres le réconfort de la lueur d’une lanterne rouge.
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Je l’imagine fluette, gracieuse, mais soumise à une peur inhabituelle qui provoque peu à peu une tension des doigts autour du manche de son parapluie, qui accentue la courbe de son dos jusqu’à faire passer son menton à l’avant-plan. Le déséquilibre causé par cette physionomie quelque peu altérée inflige alors un effort supplémentaire aux jambes qui, sous la pression du haut du corps, accélèrent. Le rythme des pas fluctue, j’imagine, entre la retenue et l’enjambée, faisant alternativement vaciller et se relever la tête de la jeune femme à la manière d’une grue.
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Je l’imagine répétant à vois basse son mantra: «Je me tiens trop droite. Il faut courber le dos.»
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Je l’imagine nerveuse au moment où elle se fait dépasser par un petit groupe d’hommes ivres. «Encore quelques minutes», se dit-elle en levant les yeux vers le ciel.
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Je l’imagine chercher le ciel dans l’enchevêtrement de fils électriques, son regard attiré par l’éclat du goudron dont ils sont enduits. Transie, elle écoute l’électricité qui cille au-dessus d’elle. Comment se fait-il que ce son soit si sinistre? Et ces fils si luisants au couchant? Au delà, un amoncellement de tresses s’emmêlent encore à l’infini. «C’est obscène, se dit-elle.»
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Je l’imagine grelotter, puis accélérer le pas.
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Je l’imagine oublier son rôle, sa cadence, la jeune actrice recouvrant sa prestance naturelle par dégoût.
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Je l’imagine imaginer son corps de jeune fille retrouvé le lendemain dans une ruelle, une profonde coupure au poignet et aux chevilles.
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Je l’imagine visualiser le sang dans sa chevelure, masse sombre, luisante et collante. Opacité du rouge qui se dilue dans une flaque d’eau.
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Je l’imagine étourdie. Vacillante, elle s’accroupit, tousse, retient une envie de vomir.
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Je l’imagine sensible aux bruits qui parviennent de la bouche des hommes, des voitures, des affiches publicitaires. Elle se relève tout de même. «Ça va aller, se dit-elle. Un dernier effort.»
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Je l’imagine désorientée pendant quelques instants. «Où suis-je?» Elle ne se rappelle plus. Elle revient sur ses pas, s’engage dans une ruelle.
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Je l’imagine pressentant son agression par un groupe d’hommes en cravate: elle qui pousse un cri; elle qui ne sent plus le sol; elle qui ferme les yeux.
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Je l’imagine faisant les manchettes. «Une autre victime de 17 ans a été retrouvée ce matin. À part une incision aux poignets et aux chevilles, la jeune fille n’aurait pas été violentée. Il semblerait que le meurtre soit encore relié à la Nouvelle Compagnie Électrique de Tokyo. Ce n’est plus un secret pour personne: le sang noir des jeunes vierges est un excellent isolant pour les fils électriques. Bien meilleur que le goudron. La précieuse substance serait à l’origine de ce crime industriel.
2 commentaires:
Une preuve éclatante de l'étrangeté phagocytante des Lignes électriques...
digne des aventures lapinesques de boris platine.
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